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Faire de l’histoire, un casque sur les oreilles : le goût de l’archive radiophonique

1 Laisser un commentaire sur le paragraphe 1 2 Une fois le casque bien en place sur les oreilles, l’archive est prête à être écoutée. C’est ainsi que l’histoire se fait en salle P du rez-de-jardin de la BnF, dans la section occupée pour moitié par l’Inathèque, lieu incontournable pour consulter les archives de la radio, de la télévision et des sites web consacrés aux médias et conservées par l’Institut National de l’Audiovisuel (Ina). C’est pour préparer un mémoire de master sur la commémoration télévisée du 70e anniversaire de la Libération de la France que je m’y suis rendue pour la première fois, en novembre 2014, avant de poursuivre avec une thèse sur les émissions d’histoire diffusées à la radio française de 1945 à 2014. Animée d’un goût certain pour la radio et pour ses émissions d’histoire, cette recherche m’a rapidement fait découvrir la saveur, quelque peu différente, de l’archive radiophonique. Alors que le poste de radio s’allume et s’éteint à loisir et que l’émission de radio s’écoute en tout lieu – en streaming ou en podcast –, l’archive radiophonique, elle, n’est accessible que dans les locaux de l’Ina, à l’aide d’outils spécifiques et dans des conditions d’écoute particulières.

La longue méfiance des universitaires vis-à-vis des sources sonores

2 Laisser un commentaire sur le paragraphe 2 0 Le casque est l’outil indispensable des historiens et historiennes qui ont choisi l’archive radiophonique « comme interlocutrice principale »[1]Farge Arlette, Le Goût de l’archive, Paris, Seuil, coll. « Points Histoire », 1997 [1ère éd. : 1989], p.33. dans leurs recherches. C’est par lui que nous pouvons nous immerger dans un monde que la radio ramène à sa seule dimension sonore : des voix, des sons, des bruits et de la musique. Certes, le casque n’est pas un objet nouveau en ce début de XXIe siècle : on le voit porté dans la rue, dans les transports en communs, dans les gares, offrant à son utilisateur le loisir d’écouter de la musique, la radio ou les dialogues d’un film sans déranger son entourage ni être dérangé par les bruits ambiants. Son utilisation pour l’écoute radiophonique remonte d’ailleurs aux origines de la radiodiffusion car c’est avec un casque que les sans-filistes, forcément un peu « bidouilleurs », voyageaient au gré des ondes jusqu’à trouver la fréquence qui saurait intéresser leurs oreilles.

3 Laisser un commentaire sur le paragraphe 3 0 Mais pour rester dans le domaine de la discipline historique, l’utilisation du casque n’est pas allée de soi immédiatement. En effet, les sources audiovisuelles ont longtemps souffert du « mépris des savants »[2]Veyrat-Masson Isabelle, Quand la télévision explore le temps. L’histoire au petit écran, 1953-2000, Paris, Fayard, 2000, p.8. et lorsque les chercheurs se sont tournés vers l’audiovisuel, ce sont les images animées de la télévision qui ont plus volontiers retenu leur attention, laissant la radio à la marge. Les premières recherches sur la radio portaient d’ailleurs essentiellement sur les aspects institutionnels et politiques de ce médium, saisis grâce à ses archives écrites[3]Bachmann Sophie, L’Éclatement de l’ORTF. La réforme et la délivrance, Paris, L’Harmattan, 1997, 253 p. ; Bousser-Eck Edith-Hélène, La Radiodiffusion française sous la IVᵉ République. … Continue reading. Ce n’est que plus récemment, et notamment grâce à l’ouverture de l’Inathèque en 1998, que l’accès aux émissions enregistrées et conservées par l’Ina a été facilité pour les chercheurs et que des travaux consacrés à l’étude des programmes de radio et aux genres radiophoniques dans leur dimension sonore ont pu voir le jour[4]Beccarelli Marine, Micros de nuits : histoire de la radio nocturne en France, 1945-2012, thèse de doctorat en histoire sous la direction de Myriam Tsikounas, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, … Continue reading.

4 Laisser un commentaire sur le paragraphe 4 4 Mais la question du travail sur des documents sonores n’est pas nouvelle. En France, le rejet de l’histoire orale par l’école méthodique puis le maintien de cette « discipline » à la marge des pratiques historiennes au cours du XXe siècle témoignent d’une méfiance des universitaires pour ce qui n’est pas écrit, ni imprimé[5]Françoise Descamps revient sur la lente intégration de l’histoire orale à la discipline historique française dans les quatre premiers chapitres de L’historien, l’archiviste et le … Continue reading. Un historien comme Philippe Joutard a cependant su montrer ce que l’enquête orale et l’étude de la tradition orale pouvaient apporter à la recherche historique[6]Joutard Philippe, La légende des camisards, une sensibilité au passé, Paris, Gallimard, 1977, 439 p. ; Ces voix qui nous viennent du passé, Paris, Hachette, 1983, 268 p., ouvrant la voie à des travaux sur le son, la parole et la voix[7]Mervant-Roux Marie-Madeleine, Larrue Jean-Marc, Le Son du théâtre (XIXe-XXIe siècles), Paris, CNRS Editions, 400 p. et à des réflexions méthodologiques[8]Ginouvès Véronique, Guide d’analyse documentaire son édité-son inédit : mise en place de bases de données, Parthenay, FAMDT Editions, 1994, 125 p. . Il est vrai que le document écrit offre l’avantage d’être immédiatement lisible, à l’inverse de l’archive sonore qui nécessite le maniement de plusieurs logiciels informatiques avant même de pouvoir procéder à l’écoute.

5 Laisser un commentaire sur le paragraphe 5 0 Illustration n°1: Un exemple de recherche sur Hyperbase : entre 1974 et 2014, 267 émissions de la collection des Lundis de l’Histoire comportent le nom de Michelle Perrot à leur générique. L’historienne a régulièrement présenté ses travaux dans l’émission au cours des années 1970 et 1980 puis est de devenue co-productrice des Lundis de 1990 à 2014.

Des outils numériques pour manier les archives audiovisuelles

6 Laisser un commentaire sur le paragraphe 6 0 L’Ina a ainsi développé plusieurs outils facilitant l’accès et le travail sur ses collections. Vient d’abord Hyperbase, la base de données qui répertorie les émissions de télévision, de radio ainsi que les archives écrites et les ouvrages et périodiques conservés à l’Ina. Les millions d’heures d’émissions de radio et de télévision sont indexées par des notices plus ou moins détaillées[9]Le propos n’étant pas, ici, de fournir un guide de travail dans les sources de l’Inathèque, les lecteurs et lectrices désireux d’en savoir plus pourront lire : Tsikounas Myriam, « Comment … Continue reading. Hyperbase permet par exemple de faire des recherches par titre de collection d’émissions, par station, par mots-clés, par nom au générique, par heure de diffusion, et même de croiser ces champs pour arriver à des résultats plus précis.

7 Laisser un commentaire sur le paragraphe 7 2 Dans le cadre de ma thèse sur les émissions d’histoire diffusées à la radio française entre 1945 et 2014, Hyperbase me permet donc aussi bien de retrouver l’ensemble des émissions de la collection Les Lundis de l’Histoire diffusée sur France Culture de 1966 à 2014, que de faire une recherche plus précise sur le champ de l’histoire des femmes et du genre dans l’ensemble de mes collections en renseignant des mots-clés (par exemple : « femmes », « genre », « féminité », « masculinité ») afin d’en apprécier l’émergence dans les différentes émissions et d’observer les éventuelles évolutions de ce champ. Je peux également délimiter cette même recherche thématique à une période précise ou à une ou plusieurs stations de radios spécifiques, ou encore retrouver l’ensemble des interventions radiophoniques de tel ou telle historien (illustration n°1).

8 Laisser un commentaire sur le paragraphe 8 0 Il est difficile d’imaginer l’ampleur d’un tel travail sans ces outils numériques : comment établir un corpus lorsque les sources se présentent sous la forme de rayonnages de bandes sonores ? Sous la forme numérisée, ces centaines d’émissions sont rapidement rassemblées, quitte à faire le tri, ensuite, pour éliminer ce qui ne convient pas. Car ce logiciel n’offre pas un corpus « prêt-à-l’emploi », loin de là. Un important travail d’élaboration de critères de constitution du corpus est indispensable lorsque l’on souhaite étudier un sous-genre radiophonique comme les émissions d’histoire : il faut notamment délimiter les chaînes sur lesquels on souhaite travailler pour que l’analyse soit pertinente, déterminer si l’on entend exclure ou non certains formats radiophoniques. Ensuite, il est indispensable de vérifier, patiemment, les sources répertoriées par Hyperbase sous la thématique « Histoire » : on y trouve aussi bien des extraits du journal parlé sur telle commémoration ou tel événement qualifié d’historique (d’une coupe du monde de football à la chute du mur de Berlin, sans oublier telle ou telle déclaration d’homme politique), des feuilletons dont l’intrigue a pour décor des périodes comme le Moyen Âge ou le Grand Siècle, des magazines de reportages aux thématiques variées que des collections ayant pour but premier de parler d’histoire (événements, personnages mais aussi actualité de la production historiographique). Il importe également de tenir compte des rediffusions automatiques d’émissions programmées la nuit, qui viennent « gonfler » les résultats de la base de données.

9 Laisser un commentaire sur le paragraphe 9 0 Illustration n°2 : L’assistant de création de graphe du logiciel mediaCorpus.

10 Laisser un commentaire sur le paragraphe 10 0 Un autre outil, le logiciel mediaCorpus, permet de créer des corpus de travail à partir de cette base de données (en y ajoutant une à une les émissions de chaque collection qui nous intéressent) pour ensuite les étudier sous forme de tableau et les modéliser par des graphiques. On pourra ainsi montrer de façon très visuelle, grâce à des histogrammes en colonnes, en barres, en lignes, en aires ou en secteurs (illustration n°2), la quantité d’émissions diffusée par chaîne, par période mais aussi de manière plus fine l’apparition ou la disparition de certaines thématiques historiques dans ces émissions.

11 Laisser un commentaire sur le paragraphe 11 0 Vient ensuite le temps de la consultation du document, qui est permise par un troisième logiciel, Mediascope, l’outil de « visionnage ». Une fois choisie l’émission que je souhaite écouter, celle-ci sera le plus souvent accessible directement sur le poste de consultation, sous forme numérique. Or, la démarche historienne implique de se poser la question des conditions de production de l’archive. Pourquoi telle émission est-elle accessible directement sur le poste de consultation, sous forme de fichier numérique, alors que telle autre est consultable sur CD tandis que d’autres encore ne sont pas accessibles car toujours sur bandes magnétiques ou que certaines n’ont même pas été conservées une fois diffusées ? Un élément de réponse nous renvoie à la conception même des émissions par les stations publiques : les émissions jugées « sérieuses » par les organismes de radiodiffusion ont été mieux conservées que les émissions de variétés, les émissions nocturnes ou encore les émissions de jeux. Sans grand étonnement, c’est à cette première catégorie qu’appartiennent les émissions d’histoire, ce qui me permet de travailler sur des collections à peu près complètes et bien répertoriées dans les bases de données. Par chance, c’est donc sous forme de fichier numérique qu’apparaît chaque émission que je souhaite écouter (sauf les émissions des stations privées entrées dans les collections de l’Ina en dehors du dépôt légal, qui sont disponibles sur CD).

Les modalités de l’écoute

12 Laisser un commentaire sur le paragraphe 12 0 C’est à ce moment-là que le casque entre en jeu. Alors que mon corpus radiophonique s’étale de 1945 à 2014, j’ai bien conscience que la majorité des auditeurs qui auront écouté les émissions sur lesquelles je travaille ne l’auront pas fait avec un casque mais plutôt sur un imposant poste de radio, sur un transistor ou un autoradio, selon les époques, et d’une oreille plus ou moins attentive, le son de la radio se mélangeant à ceux du quotidien et du réel. L’écoute au casque, en revanche, donne à entendre bien plus que l’écoute « ambiante » : le calme de la salle P de la BnF facilite l’immersion dans le document et en tendant l’oreille, on parvient à distinguer le bruissement des feuilles de papier sur la table du studio, une toux discrète ou encore les pas d’un invité qui entre dans le studio en cours d’émission. Ces sons sont autant de témoignages accidentels qui contribuent à redonner de l’épaisseur à ce que l’on entend : les voix appartiennent bien à des hommes et des femmes. Ces bribes de naturel renforcent le lien entre leurs voix et les auditeurs.

13 Laisser un commentaire sur le paragraphe 13 1 Mais pour écouter ces émissions numérisées « en historien », il ne faut pas se laisser prendre au « piège » d’un document consulté en dehors du flux de diffusion radiophonique, de manière isolée : en effet, lorsque l’émission est numérisée, elle arrive sur le poste de consultation bien découpée en fonction de son heure de début et de fin, sans possibilité de laisser défiler la bande pour découvrir ce qui était diffusé avant ou après le programme étudié. Il faut donc faire l’effort mental de recontextualiser ces archives sonores, en s’appuyant sur les magazines de programmes ou encore les grilles de programmes accompagnées de leurs rectificatifs qui font état des émissions réellement diffusées à l’antenne. Ce travail permet de replacer les documents sonores écoutés dans un contexte plus large de diffusion et de tenir compte de la programmation de la journée sur la station et sur les chaînes concurrentes. Il faut également garder en tête la tranche horaire de diffusion, qui influe sur la réception d’une émission (mais aussi sur son contenu), bien que cela ait tendance à ne plus être vrai à l’heure du podcast et de l’écoute à la demande.

14 Laisser un commentaire sur le paragraphe 14 0 Illustration n°3 : Le spectre sonore de l’émission « Le temps des cathédrales », Les Lundis de l’histoire, 10/04/1967, France Culture.

15 Laisser un commentaire sur le paragraphe 15 0 Le travail sur une émission de radio contraint à la linéarité, seule modalité d’écoute qui permette d’en suivre le propos : en effet, on ne peut que difficilement avancer de manière aléatoire dans le fichier sonore, contrairement aux sources télévisuelles, dont les images offrent des points de repère. Si l’écoute en accéléré est possible, elle dénature cependant fortement la perception des voix et donc du propos et de la personnalité de celui ou celle qui parle. Pour avancer un peu plus rapidement d’un morceau à l’autre du document, le spectre sonore devient alors le seul point de repère : s’il paraît illisible au départ, il finit par se laisser décrypter au fil des écoutes. L’œil apprend en effet à en maîtriser les courbes, les pics et les espacements pour distinguer les moments de parole des interludes musicaux ; il s’habitue à repérer, dans la hauteur plus ou moins élevée de certains segments, qu’il s’agit de différents interlocuteurs (illustration 3). Il arrive cependant que certains documents soient si compressés (à cause du passage au format numérique, peut-être ?), que le spectre ne soit d’aucune utilité.

Les paroles s’envolent…

16 Laisser un commentaire sur le paragraphe 16 1 Bien que le document soit appréhendé dans sa dimension sonore, on ne peut faire l’économie d’un passage à l’écrit. Lorsque l’on travaille sur des émissions de radio, la tentation est grande d’accompagner l’écoute d’une retranscription fidèle. Les arguments en faveur de la retranscription sont nombreux, à plus forte raison peut-être s’il s’agit d’émissions d’histoire. En effet, chaque émission semble offrir un aperçu direct sur une discipline en train de se faire, à l’oral et l’on pourrait être amené à penser qu’il suffirait d’en consigner scrupuleusement le propos pour saisir la « marche » ou la « fabrique » de la discipline historique. D’ailleurs, une fois l’émission écoutée, comment se repérer dans les simples souvenirs de son écoute ? L’archive sonore brouille les repères : disait-il ceci avant cela ? Avant l’interlude musical ou après la séquence d’archive ? Et cette phrase que l’on a gardée en mémoire, qui l’a prononcée parmi les 5 ou 6 interlocuteurs de la table ronde, et dans quelle émission en parlait-on ? Raison de plus pour tout écrire. La retranscription permet également de revenir au propos du document ultérieurement pour y explorer de nouvelles pistes de recherche. C’est donc dans cette optique que j’ai entrepris de retranscrire des émissions entières d’entretiens, de tables-rondes ou d’évocations scénarisées – un travail long et fastidieux, car chaque heure d’émission demande entre quatre et six heures de retranscription. Et à mesure que le flot de paroles que libérait le casque se transformait en phrases rédigées, l’interrogation grandissait : lorsque je retranscris une émission, est-ce toujours de la radio ? Car transformer un document sonore en texte écrit revient à gommer totalement sa spécificité orale. Presque automatiquement, en passant à l’écrit, les « ne » de négation apparaissent tandis que les « euh » d’hésitation disparaissent… Le langage parlé se polit, s’éclaircit, pour devenir une langue écrite et bien rédigée. La voix disparaît, elle qui est pourtant le principal véhicule des idées avancées par les historiens et historiennes interrogés à la radio. Et en bien des cas, « la mémoire écrite [gèle] le souvenir oral »[10]Boucheron Patrick, « La lettre et la voix : aperçus sur le destin littéraire des cours de Georges Duby au Collège de France, à travers le témoignage des manuscrits conservés à l’IMEC », Le … Continue reading.

17 Laisser un commentaire sur le paragraphe 17 0 Sans enregistrements sonores, nulle trace vocale ne subsisterait de ces hommes et femmes ayant pourtant consacré au moins autant de temps à parler de leurs recherches qu’à écrire des ouvrages[11]Waquet Françoise, Parler comme un livre. L’oralité et le savoir (XVIe – XXe siècle), Paris, Albin Michel, 2003, p.7.. Si on connaît leurs noms, avec lesquels on a baptisé salles de cours et bibliothèques, si on connaît parfois leur style d’écriture que l’on peut s’amuser à pasticher, leurs voix ont le plus souvent disparu des mémoires car la voix est évanescente, insaisissable et, partant, échappe souvent aux analyses. Force est de constater, d’ailleurs, que dans ces émissions d’histoire, jusqu’aux années 1990, il s’agit plus souvent de noms et de voix d’hommes – les générations d’historiennes qui se sont formées au cours de la seconde moitié du XXe siècle n’ont pas été accueillies dans les studios de radio avec la même facilité que leurs collègues masculins. Ainsi la radio nous donne-t-elle à voir les rapports de force et les relations à l’œuvre dans la communauté historienne : rapports de genre, effets de générations, liens entre maître et disciple, filiations ou conflits entre « écoles ». Elle nous permet de prêter attention à la posture que tel ou telle historien adopte face à ses pairs conviés à l’émission et aux conversations qu’ils échangent. En effet, dans l’espace du studio, ces conversations orales peuvent faire émerger de nouvelles réflexions ou lever le point d’achoppement qui subsistait dans une recherche. Ces échanges, enregistrés et diffusés par la radio, constituent une nouvelle ressource pour étudier la discipline historique et les relations entre historiens, dont les discussions n’ont désormais plus seulement lieu dans le huis-clos des bureaux et des laboratoires universitaires.

18 Laisser un commentaire sur le paragraphe 18 0 Ainsi la voix est-elle une formidable porte d’entrée dans l’histoire intellectuelle des XXe et XXIe siècles. Dans le cas d’un corpus d’émissions d’histoire, cette collection de voix se transforme en observatoire des pratiques langagières d’une époque, certes, pas si lointaine, mais dont les habitudes et les usages se sont modifiés d’une borne chronologique à l’autre. De 1945 à 2014, la palette de voix des historiens et historiennes, leurs timbres, leurs tonalités, le vocabulaire, les temps verbaux privilégiés, le rythme de leur parole ont indéniablement évolué. Ce qui frappe le plus, c’est qu’ils n’adoptent plus désormais l’attitude de professeurs en chaire dispensant une parole docte et magistrale – on ne les invite d’ailleurs plus pour cela : le monologue professoral des causeries radiophoniques, fréquent jusqu’au début des années 1960, a laissé la place à l’entretien entre un producteur et son invité. Le rapport aux auditeurs a également changé : ils ne peuvent plus se contenter de faire lecture d’une leçon face à un micro et doivent désormais avoir conscience que c’est pour les auditeurs qu’ils parlent.

19 Laisser un commentaire sur le paragraphe 19 0 À l’écoute, tout cela apparaît si clairement, si sensiblement, et pourtant, dès lors que l’on tente de décrire ces voix et ces manières de parler, celles-ci semblent se dérober à nous. L’accumulation d’adjectifs ne parviendrait pas, de toutes les façons, à rendre compte du grain de la voix, du ton, du timbre, du débit de parole… La voix se prête difficilement à la quantification et ce qui fait la dimension personnelle et sensible du document sonore ne peut être rendu à l’écrit. Mais c’est probablement ce qui fait le charme d’un tel travail.
Et lorsque l’écoute d’émissions les unes à la suite des autres devient monotone, quel bonheur de remarquer que ce professeur né avant 1900 roulait les « r » dans ses causeries radiophoniques, et que cet autre prononçait avec quelque emphase le redoublement de certaines consonnes (par exemple, « intel-ligent » ou « im-minent ») ; c’est d’autant plus marquant que les accents sont aujourd’hui un facteur de discrimination et de discrédit dans un paysage médiatique qui les banni et préfère proposer un français parfaitement lissé. Il arrive aussi, en de rares occasions, que les éléments de montage – les « rushes », pour reprendre un terme cinématographique – aient été conservées : on peut alors écouter, avec amusement, le présentateur de l’émission se reprendre pour prononcer une phrase convenablement et même jurer lorsqu’il bute sur le même mot à plusieurs reprises. Cependant, parfois, l’écoute est gênée par la mauvaise qualité de la bande, tout comme une phrase couchée sur un manuscrit pourrait se retrouver illisible à cause de la pliure du papier[12]Farge Arlette, Le Goût de l’archive, op. cit., p. 72.. Les grésillements de l’enregistrement uniformisent certaines voix que l’on ne parvient pas à distinguer les unes des autres lorsque l’échange s’anime et que le producteur oublie de nommer celui ou celle qui prend la parole. Il y a d’ailleurs toute une gestuelle qui se met en place dans le studio d’enregistrement : de la main, du regard, le producteur donne la parole ou demande au réalisateur de lancer un son d’archive, il encourage son invité à développer son propos ou, au contraire, l’amène vers sa conclusion. Nulle trace de cette grammaire gestuelle ne subsiste dans les enregistrements sonores de nos émissions d’histoire mais l’on peut la découvrir à loisir dans les captations vidéo de certaines émissions actuelles, diffusées à des heures de grande écoute, ou bien dans les reportages que les caméras de l’ORTF venaient tourner dans les studios de radio dans les années 1960[13]La collection « Micros et caméras », diffusée entre 1965 et 1972, donnait à voir aux téléspectateurs les coulisses de l’ORTF : ils pouvaient ainsi découvrir le visage de leurs producteurs … Continue reading.

…les écrits restent?

20 Laisser un commentaire sur le paragraphe 20 0 En studio, le producteur de l’émission officie donc comme un chef d’orchestre. Lui aussi dispose de sa partition : sur une feuille de papier, dactylographiée ou manuscrite, il consigne de manière plus ou moins détaillée la structure de l’émission. Car, en fin de compte, les archives écrites ne sont jamais bien loin… Aussi fascinante soit-elle, l’archive radiophonique ne se suffit pas à elle-même. Pour mieux comprendre les conditions de production d’une émission, sa réception ou encore les motivations et les intentions de ses producteurs, des archives écrites sont nécessaires. Les magazines de programmes, qui permettent de restituer le contexte de diffusion d’une émission, ont été numérisés par l’Ina[14]La recherche plein texte n’est cependant pas possible sur les magazines de programmes et les notices de chaque numéro sont souvent assez sommaires, ce qui rend la tentative de recherche … Continue reading, tout comme certains dossiers de presse et autres grilles de programmes communiqués par les diffuseurs.

21 Laisser un commentaire sur le paragraphe 21 0 Mais il faut parfois quitter les locaux de l’Ina pour accéder à certains fonds d’archives écrites, notamment les archives de producteurs, conservés aux Archives Nationales, à l’Institut des Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC) ou encore au Service Historique de la Défense. C’est ainsi que l’on peut goûter aux saveurs de l’archive papier et mieux mesurer les différences avec l’archive numérique et/ou sonore. Alors que la recension des sources sur Hyperbase ressemble parfois à une séance de shopping virtuelle – le panier se remplit facilement, il suffit d’un clic… plus tard on réfléchira à la méthode qui permettra de traiter toute cette masse d’émissions accumulées –, le dépouillement de chaque carton d’archives se fait au prix d’un effort physique : porter le carton, l’ouvrir, tourner les pages les unes après les autres, s’apercevoir à la fin de la journée que bien trop de cartons ont été commandés sans pouvoir être consultés… Je ne décrirai pas là une expérience qu’Arlette Farge a si bien formulée en rédigeant son Goût de l’archive.

22 Laisser un commentaire sur le paragraphe 22 0 Mais quel ravissement, au fil des archives, lorsque l’on parvient à pénétrer dans la « fabrique » d’une émission et que l’on se met à comprendre les méthodes de travail d’un producteur d’émissions ou d’un professeur invité à prononcer une série de causeries radiophoniques. De la version manuscrite à la version dactylographiée d’un « script », on peut observer tout le travail qui rend un texte le plus « radiogénique » possible. En dix minutes de causerie, pas de temps pour les mots en trop : alors on se prend à imaginer le conférencier, une montre dans une main, un crayon dans l’autre, s’entraînant à tenir le temps imparti et peaufinant son texte. Lorsque l’émission adopte plutôt le format de l’entretien, le script nous révèle les questions prévues par le producteur ou la productrice et les directions dans lesquelles celles-ci doivent amener les invités. Se plonger dans les archives écrites de ces hommes et femmes de radio, parfois aussi universitaires patentés, permet, une fois encore, d’ancrer les émissions qu’ils ont produit dans le réel : leurs dossiers de préparation témoignent du sérieux avec lequel ils ont conçu leurs émissions et les courriers qu’ils ont parfois reçu traduisent la qualité de l’écoute et la curiosité des auditeurs. Et le plaisir de l’écoute de ces voix se double d’un plaisir du regard, lorsqu’il faut déchiffrer l’écriture d’un producteur ou d’une productrice d’émission, à plus forte raison peut-être lorsqu’il s’agit d’un historien ou d’une historienne, dont on parvient à connaître l’écriture manuscrite et la voix, en plus de la production historiographique.

23 Laisser un commentaire sur le paragraphe 23 1 Cependant, prendre l’émission de radio comme source principale d’une recherche en histoire revient à soulever un paradoxe qui vient contredire le célèbre adage « les paroles s’envolent, les écrits restent » : en effet, depuis l’instauration d’un dépôt légal sur les productions audiovisuelles[15]Depuis 1992, l’Ina s’est vu confier la mission de recueillir les fonds des diffuseurs de télévision et de radio. À ce titre, 168 chaînes de télévision et de radio sont désormais … Continue reading, les émissions de radio sont systématiquement conservées tandis que les dossiers de préparation sont déposés selon le bon vouloir des producteurs et productrices, qui n’ont d’ailleurs pas toujours cherché ou pensé à les conserver.

Conclusion

24 Laisser un commentaire sur le paragraphe 24 3 Travailler sur des archives sonores dans une discipline qui s’est placée « sous le signe majeur, pour ne pas dire exclusif, de l’écrit »[16]Waquet Françoise, Parler comme un livre. op. cit., p.45., amène le chercheur à réfléchir sur la nature même de ses sources et à penser le rapport entre écrit et oral. Certes, dans une recherche sur la radio, les archives écrites ne sont jamais bien loin, et l’on comprend rapidement que l’on ne pourra faire l’économie d’un important travail de retranscription d’émissions pour analyser un corpus s’étalant sur plusieurs décennies. Mais la retranscription ne doit pas étouffer les voix qui s’expriment dans ces enregistrements, celles de ces hommes et femmes de radio, et de ces historiens et historiennes. Car il faut également considérer ces émissions de radio comme une intéressante « porte pour entrer en histoire »[17]Descamps Florence, L’historien, l’archiviste et le magnétophone, op.cit., 2005, p. 739. et plus particulièrement pour comprendre l’évolution de la discipline historique à partir du milieu du XXe siècle. Il faut tendre l’oreille, fermer les yeux aussi, parfois, pour apprendre à les savourer.

Références

Références
1 Farge Arlette, Le Goût de l’archive, Paris, Seuil, coll. « Points Histoire », 1997 [1ère éd. : 1989], p.33.
2 Veyrat-Masson Isabelle, Quand la télévision explore le temps. L’histoire au petit écran, 1953-2000, Paris, Fayard, 2000, p.8.
3 Bachmann Sophie, L’Éclatement de l’ORTF. La réforme et la délivrance, Paris, L’Harmattan, 1997, 253 p. ; Bousser-Eck Edith-Hélène, La Radiodiffusion française sous la IVᵉ République. Monopole et service public (août 1944-décembre 1953), thèse de doctorat d’histoire sous la direction de Jean-Jacques Becker, Université Paris X Nanterre, 1997, 734 p. ; Chauveau Agnès, L’Audiovisuel en liberté ? Histoire de la Haute autorité de la communication audiovisuelle, 1982-1986, Paris, Presses de Sciences Po, 1997, 544 p. ; Méadel Cécile, Histoire de la radio des années trente : du sans-filiste à l’auditeur, Paris, Ina / Anthropos, 1994, 431 p.
4 Beccarelli Marine, Micros de nuits : histoire de la radio nocturne en France, 1945-2012, thèse de doctorat en histoire sous la direction de Myriam Tsikounas, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2016 ; Deleu Christophe, Le Documentaire radiophonique, Bry-Sur-Marne / Paris, Ina / L’Harmattan, 2013, 262 p. ; Héron Pierre-Marie, La Radio d’art et d’essai en France après 1945, Montpellier, Presses Universitaires de la Méditerranée, 2005, 356 p. ; Schmitt Marie-Paule, Les Jeux radiophoniques en France 1944 – 1974 : étude comparative des radios publiques françaises et de deux stations privées, Radio Luxembourg et Europe n°1, thèse pour le diplôme d’archiviste paléographe sous la direction de Myriam Tsikounas et d’Élisabeth Parinet, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, École Nationale des Chartes, 2005, 338 p.
5 Françoise Descamps revient sur la lente intégration de l’histoire orale à la discipline historique française dans les quatre premiers chapitres de L’historien, l’archiviste et le magnétophone : De la constitution de la source orale à son exploitation, Paris, Institut de la gestion publique et du développement économique, 2005, pp. 9-130.
6 Joutard Philippe, La légende des camisards, une sensibilité au passé, Paris, Gallimard, 1977, 439 p. ; Ces voix qui nous viennent du passé, Paris, Hachette, 1983, 268 p.
7 Mervant-Roux Marie-Madeleine, Larrue Jean-Marc, Le Son du théâtre (XIXe-XXIe siècles), Paris, CNRS Editions, 400 p.
8 Ginouvès Véronique, Guide d’analyse documentaire son édité-son inédit : mise en place de bases de données, Parthenay, FAMDT Editions, 1994, 125 p.
9 Le propos n’étant pas, ici, de fournir un guide de travail dans les sources de l’Inathèque, les lecteurs et lectrices désireux d’en savoir plus pourront lire : Tsikounas Myriam, « Comment travailler sur les archives de la télévision en France ? », Sociétés & Représentations 2013/1 (n° 35), p. 131-155.
10 Boucheron Patrick, « La lettre et la voix : aperçus sur le destin littéraire des cours de Georges Duby au Collège de France, à travers le témoignage des manuscrits conservés à l’IMEC », Le Moyen Âge, 2009/3, p. 488.
11 Waquet Françoise, Parler comme un livre. L’oralité et le savoir (XVIe – XXe siècle), Paris, Albin Michel, 2003, p.7.
12 Farge Arlette, Le Goût de l’archive, op. cit., p. 72.
13 La collection « Micros et caméras », diffusée entre 1965 et 1972, donnait à voir aux téléspectateurs les coulisses de l’ORTF : ils pouvaient ainsi découvrir le visage de leurs producteurs de radio préférés et les conditions de production de certaines émissions.
14 La recherche plein texte n’est cependant pas possible sur les magazines de programmes et les notices de chaque numéro sont souvent assez sommaires, ce qui rend la tentative de recherche d’information assez laborieuse : il faut faire défiler, page par page, les numéros de magazine pour espérer trouver une mention d’émission d’histoire. On peut tenter de délimiter la recherche à des numéros publiés peu après la création d’une émission pour espérer y trouver une interview de celles et ceux qui la produisent, mais ce n’est pas systématique… Il n’y a pas de moment plus ou moins approprié pour parler d’une émission de radio dans un magazine de programmes, même si l’on observe une plus grande propension à faire l’inventaire des nouvelles émissions et de celles qui seront reconduites dans les magazines de début ou de fin de saison radiophonique – cependant, leur date de publication change en fonction des périodes, la rentrée radiophonique ayant plutôt lieu courant octobre dans les années 1950 et fin août dans les années 2010.
15 Depuis 1992, l’Ina s’est vu confier la mission de recueillir les fonds des diffuseurs de télévision et de radio. À ce titre, 168 chaînes de télévision et de radio sont désormais enregistrées 24 heures sur 24.
16 Waquet Françoise, Parler comme un livre. op. cit., p.45.
17 Descamps Florence, L’historien, l’archiviste et le magnétophone, op.cit., 2005, p. 739.

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